SOS SMS
 

Depuis que le téléphone portable a fait son entrée dans les cours de récréation, il y a un peu plus de trois ans, le nombre d’échanges de SMS (Short Message Service) a littéralement explosé : 700 millions de ces messages succincts ont circulé sur le réseau au cours de l’année 2000, 3 milliards en 2001 et plus du double en 2002. Et cela, rien qu’en France métropolitaine. Ce dernier trimestre 2003, le chiffre atteint pas moins de 2 milliards sur le réseau français ! (Observatoire des mobiles, source ART 2003) « L’augmentation incroyable du nombre de SMS a été facilitée grâce à l’interopérabilité rendue possible, depuis décembre 1999, entre les trois opérateurs du marché et la mise en place de l’écriture intuitive sur les portables », explique Sébastien Goales, chargé de communication chez Orange. En partie seulement. Car, c’est surtout l’engouement des jeunes pour le texto qui a amené les industriels à faire évoluer leur stratégie marketing en faveur du SMS. Pris de cours il y a trois ans, les opérateurs ont su, depuis, faire fructifier le marché et soigner la tranche d’âge des 15-24 ans, la plus consommatrice.

Aujourd’hui, les forfaits “ spécial ado “ se font la guerre avec des formules très variées incluant la possibilité d’envoyer 30, 60, 120, voire 150 ou 200 SMS par mois.

Plus discret pendant les cours

« Un texto, c’est moins cher qu’une communication, c’est rapide et, surtout, c’est plus discret quand on veut envoyer un message à un copain... pendant un cours, par exemple ». Une mère rassurée, un enfant satisfait, le SMS oeuvrerait-il pour la paix des familles ? Loin de là. Estomaqués devant le montant des factures, tenus à l’écart de ce monde étrange, peuplé de messages codés, bien des parents crient au danger. Souvent à tort.

Un gouffre pour l’argent de poche ?

« D’accord pour le portable, mais tu n’utilises plus le téléphone de la maison ! » : c’est le marché passé entre parents et enfants. Les communications coûtent cher, alors les parents tentent de responsabiliser leurs enfants. Mais pas toujours avec succès. « Au début, c’était catastrophique. Ma fille dépassait systématiquement son forfait de deux heures, je me suis retrouvée deux fois avec une facture de 120 euros au lieu de 30 ! Mais ça n’a pas duré ». Enfin presque ! Si sa fille de 16 ans, doit désormais se contenter d’un forfait bloqué de 15 euros, soit trente trois minutes de communication, l’adolescente n’hésite pas à claquer son argent de poche pour s’acheter trois ou quatre recharges par mois. Plus raisonnable, Clotilde dispose du même forfait, mais elle a une approche différente : « Comme un texto coûte 15 centimes, avec 15 euros, je peux envoyer 100 messages. Alors, je regarde combien de jours il me reste dans le mois et je calcule le nombre de textos que je peux encore envoyer » Clotilde participe à hauteur de 5 euros par mois au paiement de son forfait. L’utilisation du portable présenteraitelle une valeur pédagogique pour les adolescents ?

« C’est un bon outil de responsabilisation. Beaucoup de jeunes font attention à leurs consommations, ils ont un discours très économique en regard du mobile », assure Anne-Carole Rivière, sociologue au département recherche et développement de France Télécom. Une responsabili-sation certes, mais heureusement soutenue en pratique par des forfaits bloqués !

Les jeunes parlent-ils une novlangue ?

« Koi29 Tuve pa kon svoi 2ml ! » « Tu peux m’expliquer ce message ? » Le jeune pouffe de rire : « Ben, ça veut dire : quoi de neuf, tu ne veux pas qu’on se voie demain ? »

Les ados ont inventés un langage bien à eux. « C’est une écriture recyclée qui s’appuie sur des abréviations classiques, comme “ salut “ qui devient “ slt “ ou “ longtemps “ qui se transforme en “ lgts “, et sur des codes avec des mélanges de lettres et de chiffres, comme “ demain “ changé en “ 2ml “ », décrypte le linguiste Jacques Anis. L’auteur de Parlez-vous le texto (Le Cherche Midi. 112 pages - 9 euros), souligne la créativité des ados dans la recherche de nouveaux codes. Quand on discute de ses courses avec sa meilleure amie, on écrit “ ght “ pour “ j’ai acheté “.

Le langage SMS n’est rien de moins qu’une langue de connivence, tout comme l’argot ou le verlan. Et, si les parents ne comprennent pas ce nouveau langage, c’est exprès. Ah ! Les délices d’un langage interdit aux adultes. « C’est cette forme d’autonomie qui intéresse justement les ados. Ils veulent pouvoir parler en dehors de toute écoute, en particulier celle des parents, et ne pas avoir à rendre compte de l’identité de leurs interlocuteurs », observe le sociologue Francis Jauréguiberry, auteur de l’ouvrage Les branchés du portable (PUF, 2003. 160 pages - 24 euros). Un passage obligé, lié à un moment de l’adolescence où « la sociabilité amicale est la plus investie et où la communication par le texto vient renforcer la complicité sociale », complète la sociologue Anne-Carole Rivière.

Mais kes kil se diz ?

Exclu du monde enchanté des textes, incapable de décrypter les messages de leurs enfants, quel parent ne s’est pas un jour demandé : « Mais que peuvent-ils bien se raconter toute la journée ? » Rien, justement ! Ou plutôt « tout et n’importe quoi » : « Tu fai koi ? » « Té ou ? ». Le texto n’est jamais une conversation bien sérieuse, mais plutôt un échange instantané d’émotions ou d’informations. Avec 160 caractères à disposition, le message ne se prête guère au roman. Il remplace les petits mots échangés en classe. « Les adolescents ont besoin plus que les autres de parler et de communiquer. Mais il ne faut pas les stigmatiser plus que les autres. Les adultes ne font-ils pas la même chose avec leur mobile ? » interroge Didier Lauru, psychanalyste et coauteur de Génération téléphone. Les adolescents et la parole (Albin Michel, 2002 - 16 euros).

Un danger pour l’orthographe ?

Le langage texto bouscule les interdits, notamment en matière d’orthographe. Quid des terminaisons en s ? Les conjugaisons apparaissent de façon plutôt approximative. Lorsque Ibrahim envoie ce message à son copain : « Sec vien a la cabin ramen moi mon lecteur », l’Éducation nationale a-t-elle de quoi frémir ? Que dire encore du “ j’ai “ qui devient “ G “ et du “ elle était “ transformé en “ LET “ ? Dans ce langage contracté imitant l’oral et répondant au besoin de raccourcir au maximum le message, l’orthographe est plutôt mis à mal. Une collégienne écossaise de 13 ans a même récemment suscité l’effroi de ses professeurs en rédigeant un devoir entièrement en langage texto. Selon Jean-Pierre Jaffré, chercheur au CNRS, « on ne peut pas démocratiser l’écrit et tenir l’orthographe ». Le linguiste s’amuse d’ailleurs de cette angoisse culturelle, très française selon lui, autour du niveau d’orthographe de nos enfants.

« Dans le langage texto ou Internet, il y a deux erreurs récurrentes ; les accords pluriels et les erreurs sur les é, ées, ez. Or il y a d’autres moyens d’accéder au sens, par le son et non pas par l’orthographe. Ces deux erreurs systématiques sont révélatrices des réformes à apporter à notre langue. » Le texto serait donc symptomatique d’une nécessaire modification de l’orthographe ?

Jacques Anis ne partage pas cet avis : « Les ado-lescents recréent dans les messages une orthographe alternative liée au contexte technologique. Ils n’oublient pas pour autant la norme académique et sont conscients des fautes prati-quées dans leurs textos. »

Pourtant, à force d’user de cette forme “ d’écrit-oral “, les jeunes n’acquièrentils pas de mauvais réflexes ? « On peut en effet craindre de voir des interférences apparaître entre le langage SMS, Internet et l’écrit scolaire, surtout si les enfants disposent d’un portable à l’âge où ils sont en pleine phase d’acquisition du langage écrit. Mais nous n’avons pas encore assez de recul pour évaluer ce phénomène », observe Nicole Marty, linguiste et inspectrice de l’Éducation nationale. Une inquiétude qui pourrait dans l’avenir se confirmer à l’heure où le portable gagne en douce les cours d’écoles élémentaires.

Y a-t-il un âge limite ?

La fin de l’adolescence signe-t-elle la fin de la folie SMS ? Pour Anne-Carole Rivière, « il n’y a pas d’âge limite dans l’utilisation du texto. En revanche, la façon d’utiliser le portable évolue évidemment en fonction de l’âge ».

Moins de textos et plus de communications directes. Une écriture qui abandonne peu à peu ses codes mais garde les abréviations. « Les étudiants utilisent un langage qui correspond davantage à leur propre personnalité à l’aide d’expressions choisies, de formules courtes façon pub. Il n’y a plus ce phénomène de bande comme chez les ados », constate la sociologue.

Une génération de mutants aux doigts palmés ?

Élevés à l’Internet, aux jeux vidéo et aux portables, la morphologie et la santé des jeunes seraient-elle touchées ? D’après deux études anglaises, plus les jeunes téléphonent, moins ils fument. Plus ils tâtent du clavier, plus leurs pouces gagnent en dextérité. Sottises ? Pas vraiment. La première constatation est le fruit de l’hypothèse très sérieuse de chercheurs britanniques. Ces derniers ont remarqué que la légère baisse de la consommation de tabac chez les moins de 24 ans coïncidait avec l’explosion de l’équipement en téléphones portables. Le lien de cause à effet serait plutôt d’ordre comportemental et financier. La seconde enquête, menée par un scientifique anglais de l’université de Warwick, va plus loin. L’usage intensif des mobiles et des consoles de jeux aurait transformé la forme des doigts chez certains adolescents. Plus forts et plus musclés, les pouces des experts du texto tendraient même à remplacer instinctivement l’index pour appuyer sur une sonnette, par exemple. Au Japon, ces ados mutants sont surnommés “ la génération pouce “.

Drogue dure ou drogue douce ?

En Grande-Bretagne et au Danemark, des cliniques spécialisées dans le traitement des dépendances accueillent désormais de jeunes accros aux textos. Le même phénomène n’est, pour l’instant, pas observé dans l’Hexagone. Il est vrai que les Français sont moins connectés, et depuis moins longtemps, que leurs voisins du nord de l’Europe.

En étant toujours pendu au téléphone, en dormant avec... Est-on pour autant médicalement dépendant ? Difficile de faire la part des choses. Pour le psychiatre Didier Lauru : « Nous ne constatons pas vraiment de cas pathologiques notables chez les adolescents vis-à-vis du portable, même si certains l’utilisent beaucoup. S’il y a une dépendance, c’est avant tout une dépendance à l’autre, le téléphone n’étant jamais qu’un outil qui sert à exprimer un malaise plus profond. »

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