L’e-bombe
Hervé Pinel
ou la
Guerre des ondes
 
Panne de réveil. Il est 8 h 30. Pas le temps de faire un café, ni d’écouter la radio. Tout juste cinq minutes pour une douche, froide. Ballon d’eau chaude en carafe. Vous claquez la porte, dévalez les escaliers, technique plus rapide que l’ascenseur sans âge qui d’ailleurs refuse de bouger. Dehors, les rues sont anormalement embouteillées. Et pour cause : les feux rouges du quartier ne fonctionnent pas. La journée commence mal.
Vous arrivez au bureau avec deux bonnes heures de retard. Vous allumez votre ordinateur, relevez vos mails tout en interrogeant votre messagerie vocale. Et m... ! Écran noir sur le PC. Des bureaux de vos collègues monte le même écho rageur. Pas de doute, le serveur de réseau vient de planter. Mais comment expliquer que les téléphones fixes soient aussi en rade ? Vous vous emparez de votre mobile pour alerter le responsable technique tout en déplorant que le système prévu pour commander le déclenchement du groupe électrogène n’ait pas fonctionné. Pas possible, votre portable non plus ne veut rien savoir, pas plus que celui de vos collaborateurs. Cela commence à vous crisper sérieusement. D’autant que la climatisation s’est, elle aussi, mise en grève sans préavis.
La rage cède la place à la panique quand, penché à la fenêtre, vous apercevez les voitures d’EDF, suivies des véhicules de police, déboulant de toutes les artères du quartier. Des dizaines de personnes évacuent leurs bureaux et s’agglutinent sur le trottoir. Que se passe-t-il ? Pas d’odeur suspecte, pas de détonation, immeubles intacts, aucun blessé en vue, rien... Mais plus rien ne marche. Même les signaux des issues de secours sont éteints...
Un tel scénario ne relève pas de la science-fiction. La catastrophe qu’il décrit est certes imaginaire, mais techniquement possible : la destruction brutale, irréversible et localisée, de tous les systèmes électriques et électroniques qui peuplent notre environnement quotidien, par l’exposition à de brèves impulsions électromagnétiques de forte puissance artificiellement créées. Une arme nouvelle, l’e-bombe, en est capable.
L’e-bombe, ou bombe électromagnétique, existe. Contrairement à ce que son nom suggère, elle n’explose pas, mais se contente d’émettre des signaux inaudibles, brefs et puissants, dans une gamme de fréquences élevées, les micro-ondes. Lesquelles se propagent à travers tous les circuits et conducteurs - antennes, câbles, composants, structures métalliques - et, en fonction de leur puissance, détruisent sur leur passage les éléments les plus vulnérables.
L’e-bombe appartient à la catégorie des armes dites à MFP (micro-ondes de forte puissance), sur lesquelles travaillent les militaires depuis près de deux décennies comme en attestent, entre autres, les programmes de recherche de laboratoires nationaux américains (Los Alamos, Lawrence Livermore), ceux de l’US Air Force ou de l’US Navy, et les documents de justification budgétaire non classés « secret défense » du département de la Défense américain.
Composants en libre circulation
Plus concret encore est le canon à radiofréquences Ranets-E proposé par la société d’export russe Rosoboronexport depuis fin 2001. Cet engin est capable de mettre hors d’état de nuire les armes de haute précision d’un ennemi dans un rayon de dix kilomètres en rendant inutilisables les systèmes électriques et les dispositifs de pointage des missiles.
La connaissance des effets des champs électromagnétiques sur les systèmes électriques ne date pas d’hier. De nombreux physiciens, dont Michael Faraday (1791-1867), les ont mis en évidence. Et les militaires savent depuis belle lurette que les appareils situés à proximité des radars sont victimes de dysfonctionnements. De même ont-ils pu constater les conséquences sur les appareils électriques du très puissant champ électromagnétique créé par une explosion nucléaire en haute altitude. Est, en revanche, beaucoup plus récente la volonté d’utiliser en tant que telles les propriétés physiques électromagnétiques comme mode de neutralisation des moyens techniques ennemis. Donc de mettre au point des systèmes dont la seule vocation est de produire de brèves impulsions microondes de forte puissance, calibrées pour des cibles précisément définies, se jouant de la plupart des obstacles mais sans effets directs sur les êtres vivants (une arme dite « non létale »). Sur ce plan, la chute du mur de Berlin a permis aux pays occidentaux de découvrir l’intérêt de la Russie et des anciennes républiques d’URSS (l’Ukraine notamment) pour ce genre de technologies. « Indéniablement, les pays de l’Est ont beaucoup travaillé sur ce concept et en ont acquis dans les années 80 une certaine maîtrise », affirme François Debout, sous-directeur de service technique à la Direction générale pour l’armement française (DGA).
Si les forces armées de nombreux États, dont la France, mènent de vastes programmes de recherche sur les MFP, ce n’est pas seulement pour compléter leur arsenal offensif, mais aussi, voire surtout, pour trouver, avec les fabricants de semi-conducteurs et d’autres composants ou équipements sensibles, les moyens de protéger les matériels civils et militaires contre ce genre d’armes, qui font appel à des composants utilisables en toute légalité. Un défi d’autant plus difficile à relever que les progrès techniques et la place occupée par les technologies de communication et d’information (ordinateurs, réseaux, moyens de transmission, de régulation et de contrôle...) augmentent en proportion la vulnérabilité des systèmes. Car la miniaturisation des composants, leur accumulation, de même que la mise au point d’équipements de basse consommation amplifient parallèlement leur sensibilité à la présence de champs électromagnétiques, même de faible puissance.
Outre le fait que les armes MFP pourraient être employées dans les conflits armés pour atteindre les systèmes électroniques des centres de commandement et les infrastructures de défense ou de communication des forces ennemies (notamment en Irak, comme le laissait récemment entendre le secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld), il n’est nullement exclu que des groupes terroristes puissent employer des moyens proches pour mener, en toute discrétion, des actions localisées sur des systèmes civils stratégiques. Qu’un centre d’affaires soit touché et les conséquences économiques dépasseront largement le quartier.
Qu’un avion en soit la cible et l’on imagine les dommages matériels et humains que de tels engins sont susceptibles de provoquer. Que les treize serveurs racines d’Internet soient visés, et c’est toute la Toile qui tombe. Car ce sont eux qui dirigent les requêtes des internautes en faisant correspondre un nom de domaine (de type www.nom.fr) à un numéro IP, seule adresse comprise par les ordinateurs.
Le coeur d’Internet vulnérable
Certes, les serveurs racines sont installés dans différents pays, dans des lieux sécurisés, tenus secrets, et exploités par des organismes de nationalités diverses dont la probité n’est pas mise en doute : département de la Défense US, Verisign, UUNets aux États-Unis, université Wide au Japon, Nordunet en Suède, l’organisation internationale Ripe - Réseau IP européen - en Grande-Bretagne. Mais les attentats du 11 septembre 2001 et l’attaque logicielle menée par des inconnus (le FBI enquête) à partir de la Corée du Sud et des États-Unis contre neuf de ces serveurs le 21 octobre 2002 ont montré la capacité de groupes terroristes à coordonner des actions destructrices et à détenir des surtout si des précautions élémentaires ne sont pas prises. Or, Verisign n’a décidé qu’en novembre 2002 de déménager l’un des deux serveurs racines exploités par ses services pour que les deux machines ne cohabitent plus dans la même pièce...
Le risque existe. La multitude de systèmes électroniques dans les entreprises et chez les particuliers constitue un talon d’Achille difficile à supprimer. D’autant que la vraie parade, qui repose dans l’idéal sur l’utilisation exclusive de réseaux de fibres optiques et de matériels isolés dans des cages de Faraday, est totalement illusoire à grande échelle.
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