Des déficits aux habiletés humaines
 

Historiquement, la déficience intellectuelle a d'abord été définie en fonction de déficits de performance. Alors que le diagnostic et la classification de la déficience intellectuelle continuent d'exiger la création d'un lien entre l'" intelligence ", comme il en sera question par la suite, et l'adoption d'un modèle fonctionnel, comme ceux illustrés par l'AAIDD et l'OMS dont il a été question antérieurement, le concept d' " intelligence " continue de faire l'objet d'un important débat et nécessite que l'on s'attarde à étudier la compatibilité entre les capacités d'un individu et le contexte dans lequel il vit, apprend, travaille et joue. Il s'avère instructif, dès lors, de considérer au moins un modèle d'intelligence, soit celui transmis par Carroll (1999), qui envisage les enjeux relatifs à la compréhension des limitations fonctionnelles des personnes présentant une déficience intellectuelle selon une perspective basée sur les forces et les capacités.

Carroll (1999) a mené une vaste enquête et une analyse de la recherche corrélationnelle et analytico-factorielle sur les aptitudes cognitives afin de " présenter une revue et une critique actualisées de la documentation existante sur l'identification, les caractéristiques et les interprétations des aptitudes cognitives " (p. 73). Carroll présente, essentiellement, une taxonomie des aptitudes cognitives susceptibles d'être touchées par des incapacités dans le fonctionnement cérébral. L'analyse de Carroll a permis d'identifier huit facteurs principaux ou de premier ordre, liés aux aptitudes cognitives, désignés par les principaux domaines relatifs à l'aptitude cognitive humaine:

  1. le langage;
  2. le raisonnement;
  3. la mémoire et l'apprentissage;
  4. la perception visuelle;
  5. la réception auditive;
  6. la production des idées;
  7. la rapidité cognitive; et
  8. la connaissance et le rendement

Dans chacun de ces principaux domaines d'aptitudes cognitives chez l'être humain, il existe une documentation volumineuse, même au sein du champ étroit de recherche de ces études portant principalement sur les personnes ayant une déficience intellectuelle. L'intention du présent article n'est donc pas d'offrir une vaste analyse documentaire pour chaque domaine, mais plutôt de tenter de saisir la nature des aptitudes cognitives de chaque domaine de sorte d'illustrer comment les déficiences cérébrales touchent normalement le fonctionnement intellectuel des personnes présentant une déficience intellectuelle.

Aptitude linguistique et réception auditive

Le domaine de premier ordre possiblement le plus large à avoir été présenté par Carroll est l'aptitude linguistique. Parmi les facteurs identifiées dans ce domaine, on trouve des facteurs liés au développement du langage, à la compréhension du langage verbal ou imprimé, aux connaissances lexicales, à la compréhension de la lecture et au décodage, de même que des facteurs liés à la vitesse, à la capacité de complétion, à l'orthographe, au codage phonétique, à la sensibilité à la structure grammaticale, à l'aptitude de parler une langue étrangère et aux niveaux de compétences en langues, à l'aptitude à la communication et à l'écoute, à l'expression orale, au style de langage oral et à l'aptitude à l'écriture. Dans l'ensemble, ce domaine renvoie aux processus cognitifs et aux tâches cognitives ayant trait à l'emploi du langage engendrant des résultats comme la lecture et l'écriture, de même que la compréhension verbale. Selon Carroll, " les facteurs liés à l'aptitude à la communication sont liés à des compétences plus générales en communication qui comprennent souvent l'aptitude à l'écoute et la production de la parole, avec ou sans la participation de la lecture et de l'écriture " (p. 177). Ce type de compétences comprend la capacité d'imitation verbale et gestuelle, l'aptitude à la communication interactive et les questions relativement plus simples de production de la parole et du langage.

Les facteurs liés à la réception auditive identifiés par Carroll renvoient à des aptitudes " qui dépendent principalement des caractéristiques du stimulus auditif lui-même et à la capacité de la personne d'appréhender, de reconnaitre, de distinguer, voire d'ignorer ces caractéristiques, indépendamment de ces connaissances en matière de langage ou de musique [...] qui détermine la tendance générale d'un signal sonore prolongé " (p. 364). Les facteurs de premier ordre dans ce domaine comprennent les facteurs liés aux seuils d'audition et de détection de la parole, à la discrimination des phonèmes, à la perception de la musique et de sons musicaux, à l'oreille absolue et à la localisation des sons. Le facteur lié aux seuils d'audition et de détection de la parole comprennent des tâches générales de discrimination des sons, de discrimination de la hauteur tonale et du timbre, de l'intensité et de la durée des sons, de seuil d'audition, de localisation des sons, de discrimination des phonèmes, de discrimination et d'analyse des sons musicaux, de repérage auditif et de localisation des sons binauraux.

Les limitations dans le fonctionnement intellectuel propres aux personnes ayant une déficience intellectuelle présentent des restrictions évidentes dans la pleine capacité d'expression du langage chez cette population. Dans ce domaine, Abbeduto (1991) a remarqué que des aptitudes telles que la compréhension verbale, la compréhension et la vitesse de la lecture, et autres, constituent les principaux facteurs mesurés par les tests d'intelligence traditionnels. On se base sur la performance à ces tests pour établir un diagnostic et classer cette déficience. Il existe une vaste documentation à propos des déficiences relatives à la connaissance de la langue que l'on observe normalement chez les personnes présentant une déficience intellectuelle (voir Abbeduto, 2003). Bien que plusieurs personnes ayant une déficience intellectuelle aient des déficiences auditives concomitantes, il n'existe pas d'association particulière entre la déficience intellectuelle et les facteurs liés à la réception auditive. De toute évidence, les déficiences neuronales globales touchent de nombreux domaines autres que celui de la cognition, comme le domaine sensoriel. Certaines personnes présentant une déficience intellectuelle ont des problèmes considérables avec des facteurs dans le domaine de la réception auditive, dont la localisation et la discrimination des sons. Dans d'autres cas par contre, la " déficience " neuronale globale a plutôt l'effet contraire. Les personnes atteintes du syndrome de Williams, par exemple, ont habituellement des déficiences cognitives qui causent une déficience intellectuelle, et pourtant un pourcentage démesuré de ces personnes sont dotées de l' " oreille absolue ", c'est-à-dire, de la capacité d'identifier, de nommer et de produire à la perfection des notes musicales et, dans l'ensemble, sans aucune formation. Il faut donc être prudent pour ne pas généraliser les effets de la déficience cérébrale à tous les domaines du fonctionnement.

Raisonnement et production des idées

Carroll (1999) a remarqué que les facteurs dans le domaine du raisonnement sont ceux qui " sont considérés comme étant au cœur ou près de ce que l'on entend ordinairement par l'intelligence " (p. 196). Par conséquent, ces facteurs sont particulièrement pertinents à la déficience intellectuelle. Carroll a condensé les variables du raisonnement en trois facteurs de premier ordre, chacun d'eux accompagnés de multiples sous-types. Les facteurs de premier ordre sont des facteurs liés au raisonnement séquentiel, inductif et quantitatif. Les facteurs liés au raisonnement séquentiel comprennent des éléments qui mettent l'accent sur " la capacité de raisonner et de tirer des conclusions à partir de conditions et de prémisses données " (p. 234). Ces éléments comprennent le raisonnement déductif et logique, la manipulation de symboles, le raisonnement verbal, les analogies verbales et les syllogismes, les problèmes de correspondance, la complétion de phrases et les prémisses erronées. Les facteurs liés au raisonnement inductif sont ceux qui requiert qu'une personne examine une classe de matériel de stimulus et en déduise la caractéristique commune, comme des éléments relatifs à la formation de concepts, à la classification verbale, à l'appariement des formes, au raisonnement logique (matrices analogiques), au raisonnement spatial, à l'induction des règles et similitudes. Les facteurs liés au raisonnement quantitatif sont ceux qui nécessitent un raisonnement basé sur des propriétés et des relations mathématiques, comme l'évaluation critique, le raisonnement arithmétique et la résolution de problèmes, l'aptitude mathématique et les séries de nombres, la classification et les opérations. Carroll a également proposé un quatrième type de facteurs qu'il nomme facteurs de raisonnement piagétien, car ils contiennent des tâches de raisonnement conçues et étudiées par Piaget et ses collaborateurs. Ils comprennent l'opérativité, la conservation, ainsi que les capacités représentationnelles, méta-représentationnelles et métacognitives.

La production des idées, un facteur de premier ordre supplémentaire, est semblable au domaine du raisonnement. Le domaine de la capacité cognitive de production d'idées de Carroll renvoie tout simplement aux capacités des individus de générer des idées et de les communiquer par des moyens linguistiques ou autres. Elles se rapportent en général aux facteurs de fluidité et de créativité. Les facteurs de premier ordre de ce domaine comprennent la fluidité idéationnelle, la facilité de dénomination (nommer des concepts courants), la fluidité d'association (produire des mots à partir d'un concept qui leur est associé), la fluidité d'expression, la fluidité verbale, la sensibilité aux problèmes, l'originalité/créativité, la fluidité figurale (produire des dessins et des croquis originaux) et la flexibilité de structuration (résoudre des problèmes comportant des figures).

Depuis que la déficience intellectuelle est définie par un fonctionnement intellectuel considérablement inférieur à la moyenne et en raison des nombreux facteurs de raisonnement faisant partie de ce qui correspond et de ce qui est mesurée à titre d'" intelligence ", il va de soi que les personnes ayant une déficience intellectuelle présentent, à titre de caractéristique, des troubles dans les facteurs de raisonnement et de production des idées.

Mémoire et apprentissage

Les facteurs de premier ordre de cette taxonomie comprennent les facteurs liés à l'empan mnésique, à la mémoire associative, à la mémoire de rappel libre, à la mémoire des idées, à la mémoire visuelle et aux capacités d'apprentissage. Les facteurs liés à l'empan mnésique comportent des tâches digitales, de présentation visuelle et d'empan de figures, ainsi que des tâches de mémoire de phrases. La mémoire des idées (Carroll, p. 277) comprend des questions comme le rappel d'idées présentées sous forme de contenu écrit, visuel ou sonore, de même que la mémoire liée aux interactions sociales. Les facteurs liés à la mémoire visuelle comportent la mémoire des images, des figures géométriques, des relations et la mémoire cartographique. Les facteurs liés aux capacités d'apprentissage comprennent des domaines comme la rétention et la récupération de l'information, la production de l'erreur, la remémoration de l'information apprise et au taux d'apprentissage. De plus, les analyses factorielles de Carroll ont permis de rassembler certains facteurs classés à titre de facteurs de premier ordre, appelés simplement " autres ", et comprenant des facteurs liés à la mémoire des évènements, à la mémoire liée à la discrimination verbale et la capacité de catégorisation (clustering).

Encore une fois, les limitations de la mémoire et les fonctions d'apprentissage sont des caractéristiques propres aux personnes présentant une déficience intellectuelle, bien qu'il faille éviter, comme mentionné auparavant, de généraliser ces caractéristiques à toutes les personnes ayant une déficience intellectuelle, car la documentation fait état de nombreux exemples de personnes ayant une déficience intellectuelle dotées de capacités mnésiques surpassant celles de la population en général.

Perception visuelle

Voici les facteurs de premier ordre que Carroll a identifiés dans ce domaine: les facteurs liés à la visualisation, aux relations spatiales, à la vitesse de clôture (ex.: la capacité de combiner des stimuli visuels disparates pour former un tout significatif), à la flexibilité de clôture (capacité visuelle de manipuler de multiples objets ou formes, comme dans les tâches de figures cachées), à l'intégration de la perception séquentielle (intégrer des images séquentielles), au repérage spatial (vitesse d'exploration d'un champ visuel), à la vitesse perceptive (vitesse à laquelle le sujet découvre les images ou les stimuli qu'il cherche), à la visualisation (capacité d'imaginer ou de visualiser une séquence d'exécution ou d'action), à l'estimation des longueurs, la perception de l'illusion et les alternances perceptuelles. Ces facteurs ont trait aux capacités de " balayer le champ visuel, d'appréhender la forme, la configuration et la position des objets perçus, [et] de créer des représentations mentales " (p. 304). Contrairement au domaine de la réception auditive, les facteurs liés à la perception visuelle n'interagissent pas avec les autres domaines de la déficience cognitive et n'ont pas d'effet sur le fonctionnement des personnes présentant une déficience intellectuelle.

Rapidité cognitive

Les questions liées aux aptitudes en matière de rapidité cognitive sont particulièrement pertinentes chez les personnes ayant une déficience intellectuelle. Les facteurs de premier ordre propres à ce domaine comprennent le taux de réponse aux tests, le temps de réaction et l'aptitude numérique ou facilité numérique. Carroll identifie de nombreux facteurs dans les domaines du raisonnement, de l'aptitude linguistique et de la production des idées comme étant des facteurs également issus du facteur lié à la rapidité cognitive, et historiquement, la lacune sur le plan de la vitesse de traitement des processus cognitifs est la principale caractéristique définissant l'incapacité. Le terme " retard mental ", employé depuis longtemps, signifie littéralement " lenteur mentale ".

Connaissance et rendement

Le dernier domaine d'aptitudes cognitives identifié par Carroll est celui de la connaissance et du rendement. Ce domaine d'aptitudes comprend des facteurs de premier ordre comme le rendement scolaire général, l'information et la connaissance verbale, l'information et la connaissance en mathématiques et en sciences, la connaissance technique et mécanique et la connaissance du contenu comportemental (connaissance de l'interaction personnelle et sociale). Dans une certaine mesure, les domaines précédents (raisonnement, rapidité cognitive, mémoire et apprentissage) ont un effet direct sur la connaissance et le rendement des personnes ayant une déficience intellectuelle, mais ces facteurs représentent les domaines dans lesquels la performance est souvent évaluée dans le but de déterminer la déficience intellectuelle.

La taxonomie d'analyse factorielle de Carroll présente une méthode plus élaborée d'illustrer la portée des limitations fonctionnelles qu'une déficience cognitive est susceptible d'imposer. La conclusion de cette partie serait incomplète si elle ne mettait pas en évidence le fait que la déficience intellectuelle n'est plus conçue comme étant simplement un ensemble de limitations dans les types d'aptitudes cognitives énumérées dans la présente partie, mais plutôt comme la compatibilité entre les capacités de l'individu dans ces domaines et le contexte dans lequel il doit fonctionner. La documentation regorge de preuves solides démontrant que, par le biais d'efforts d'adaptation et de réadaptation, d'éducation, de technologie et de mécanismes de soutien, les personnes ayant une déficience intellectuelle peuvent améliorer leur fonctionnement [voir, par exemple, Wehmeyer, Smith, Palmer, Davies, & Stock (2004) pour une argumentation sur le rôle de la technologie dans l'apport de soutien dans ces sphères d'aptitudes cognitives.]